Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble,
hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son
décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien
n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe
siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même
majesté quoique postiche au milieu des valeurs que révère la critique
traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il
crée des personnages »...
Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le
raisonnement habituel : Balzac nous a laissé Le Père Goriot,
Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut
plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de
portraits que constitue notre histoire littéraire.
Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par
le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom
de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir
une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit
posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé
celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de
façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le
juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un
jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de
ce baptême.
Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à
la hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer
irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra,
pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un
héros qui paraisse transgresser l'une de ces règles : un enfant trouvé, un
oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une
petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voie : c'est
celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.
Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce
point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du
narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? Y a-t-il là des
types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de
considérer ces livres comme des études de caractère ? Et Le Voyage au bout
de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par
hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett
change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit.
Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K.
du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de
famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur.
On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de
personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que
des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de
personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque :
celle qui marqua l'apogée de l'individu.
Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque
actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé,
pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes,
de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée,
héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de
connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute
au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère,
d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps,
l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose
d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois
le moyen et la fin de toute recherche.
Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste
peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus
ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain »
a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste.
Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le
héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à
celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une
nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes. |