TROPISMES

Nathalie Sarraute (1939 et 1957)

 

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Présentation

La première édition (1939) comportait 19 textes commencés en 1932, achevés en 1937. Le livre fut réédité en 1957 avec 25 textes.

Qu'est-ce qu'un tropisme ?

En biologie, le terme désigne « un mouvement par lequel un organisme s’oriente par rapport à une source stimulante [comme la lumière] ».

 

Qu'a cherché à faire Nathalie Sarraute ?

« les textes […] étaient l’expression spontanée d’impressions très vives, et leur forme aussi spontanée et naturelle que les impressions auxquelles elle donnait vie.

[…]

[Les tropismes] sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence. [...]

Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent.

Les drames constitués par ces actions encore inconnues m'intéressaient en eux-mêmes. Rien ne pouvait en distraire mon attention. Rien ne devait en distraire celle du lecteur : ni caractères des personnages, ni intrigue romanesque à la faveur de laquelle, d'ordinaire, ces caractères se développent, ni sentiments connus et nommés. À ces mouvements qui existent chez tout le monde et peuvent à tout moment se déployer chez n'importe qui, des personnages anonymes, à peine visibles, devaient servir de simple support. »

(L’Ere du soupçon, préface, p. 7-9.)

 

Extraits

VI

Le matin elle sautait de son lit très tôt, courait dans l'appartement, âcre, serrée, toute chargée de cris, de gestes, de halètements de colère, de « scènes ». Elle allait de chambre en chambre, furetait dans la cuisine, heurtait avec fureur la porte de la salle de bains que quelqu'un occupait, et elle avait envie d'intervenir, de diriger, de les secouer, de leur demander s'ils allaient rester là une heure ou de leur rappeler qu'il était tard, qu'ils allaient manquer le tram ou le train, que c'était trop tard, qu'ils manquaient quelque chose par leur laisser-aller, leur négligence, que leur déjeuner était servi, qu'il était froid, qu'il attendait depuis deux heures, qu'il était glacé... Et il semblait qu'à ses yeux il n'y avait rien de plus méprisable, de plus bête, de plus haïssable, de plus laid, qu'il n'y avait pas de signe plus évident d'infériorité, de faiblesse, que de laisser refroidir, que de laisser attendre le déjeuner.

Ceux qui étaient des initiés, les enfants, se pré­cipitaient. Les autres, insouciants et négligents envers ces choses, ignorant leur puissance dans cette maison, répondaient poliment, d'un air tout naturel et doux : « Merci beaucoup, ne vous inquiétez pas, je prends très volontiers du café un peu froid. » Ceux-là, les étrangers, elle n'osait rien leur dire, et pour ce seul mot, pour cette petite phrase polie par laquelle ils la repoussaient doucement, négligemment, du revers de la main, sans même la considérer, sans s'arrêter un seul instant à elle, pour cela seulement elle se mettait à les haïr.

Les choses ! les choses ! C'était sa force. La source de sa puissance. L'instrument dont elle se servait, à sa manière instinctive, infaillible et sûre, pour le triomphe, pour l'écrasement.

Quand on vivait près d'elle, on était prisonnier des choses, esclave rampant chargé d'elles, lourd et triste, continuellement guetté, traqué par elles.

Les choses. Les objets. Les coups de sonnette. Les choses qu'il ne fallait pas négliger. Les gens qu'il ne fallait pas faire attendre. Elle s'en servait comme d'une meute de chiens qu'elle sifflait à chaque instant sur eux : « On sonne ! On sonne ! Dépêchez-vous, vite, vite, on vous attend. Même quand ils étaient cachés, enfermés dans leur chambre, elle les faisait bondir : « On vous appelle. Vous n'entendez donc pas ? Le téléphone. La porte. Il y a un courant d'air. Vous n'avez pas fermé la porte, la porte d'entrée ! » Une porte avait claqué. Une fenêtre avait battu. Un souffle d'air avait traversé la chambre. Il fallait se précipiter, vite, vite, houspillé, bousculé, anxieux, tout laisser là et se précipiter, prêt à servir.

VIII

Quand il était avec des êtres frais et jeunes, des êtres innocents, il éprouvait le besoin douloureux, irrésistible, de les manipuler de ses doigts inquiets, de les palper, de les rapprocher de soi le plus près possible, de se les approprier. 

Quand il lui arrivait de sortir avec l'un d'eux, d'emmener l'un d'eux « promener », il serrait fort, en traversant la rue, la petite main dans sa main chaude, prenante, se retenant pour ne pas écraser les minuscules doigts, pendant qu'il traversait en regardant avec une infinie prudence, à gauche et puis à droite, pour s'assurer qu'ils avaient le temps de passer, pour bien voir si une  auto ne venait pas, pour que son petit, trésor, son petit enfant chéri, cette petite chose vivante, tendre et confiante dont il avait la responsabilité, ne fût pas écrasée.

Et il lui apprenait, en traversant, à attendre longtemps, à faire bien attention, attention, attention, surtout très attention, en traversant les rues sur le passage clouté, car « il faut si peu de chose, car une seconde d'inattention suffit pour qu'il arrive un accident ».

Et il aimait aussi leur parler de son âge, de son grand âge et de sa mort. « Que diras-tu quand tu n'auras plus de grand-père, il ne sera pas là, ton grand-père, car il est vieux, tu sais, très vieux, il sera bientôt temps pour lui de mourir. Est-ce que tu sais ce qu'on fait quand on est mort ? Lui aussi, ton  grand-père, il avait une maman. Ah ! où elle est maintenant ? Ah ! Ah ! où elle est maintenant, mon chéri ? elle est partie, il n'a plus de maman, elle est morte depuis longtemps, sa maman, elle est partie, il n'y en a plus, elle est morte. »

L'air était immobile et gris, sans odeur, et les maisons s'élevaient de chaque côté de la rue, les masses plates, fermées et mornes des maisons les entouraient, pendant qu'ils avançaient lentement le long du trottoir, en se tenant par la main. Et le petit sentait que quelque chose pesait sur lui, l'engourdissait. Une masse molle et étouffante, qu'on lui faisait absorber inexorablement, en exerçant sur lui une douce et ferme contrainte, en lui pinçant légèrement le nez pour le faire avaler sans qu'il pût résister, le pénétrait, pendant qu'il trottinait doucement et très sagement, en donnant docilement sa petite main, en opinant de la tête très raisonnablement, et qu'on lui expliquait comme il fallait toujours avancer avec précaution et bien regarder d'abord à droite, puis à gauche, et faire bien attention, très attention, de peur d'un accident, en traversant le passage clouté.

XIV

 

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