LA DISPARITION
Georges Perec
(1969)
Résumé
Après la disparition du personnage principal, Anton Voyl, ses amis se mettent à sa recherche. S’en suit une série de disparitions : dès qu’ils tiennent une piste, les informateurs sont tués. Petit à petit, l’enquête se transforme en énigme : quelle est la « Damnation » qui élimine presque tous les personnages du roman ?
Pistes de lecture
Des « métagraphes » (citations) rouges ont été placés à la fin du roman : ils portent sur le thème des voyelles, des lettres, ou des mots.
Il y a 26 chapitres. Le 5e manque... Il y est question de « bourdon » de « rond, pas tout à fait clos, finissant par un trait horizontal », de « maldiction », de « blanc », de « trou »...
On peut noter que tout le péritexte participe au jeu de la contrainte : sur la couverture, tout ce qui est écrit sans la lettre e est en noir, mais que le reste (dont la table des matière et le nom de l’auteur) est en rouge !
Écrire sans la voyelle la plus courante du français implique des jeux de mots, des néologismes, des substitutions, etc. Ce lipogramme est un des « tours de force » de Perec, un défi brillamment relevé.
Extrait
Extrait de La Disparition, p. 85 à 89 : Amaury Conson, l’ami d’Anton Voyl, découvre le journal de celui-ci intitulé La Disparition, et le lit :
Oui, il y a aussi Ismaïl, Achab, Moby Dick. Toi, Ismaïl, pion tubar, glouton d'obscurs manuscrits, scribouillard avorton qu'un cafard sans nom gagnait, toi qui partis, fourrant un sarrau, trois maillots, six mouchoirs au fond d'un sac, courant à ton salut, à ta mort, toi qui, dans la nuit, voyais surgir l'animal abyssal, l'immaculation du grand Cachalot blanc, ainsi qu'un océan lilial dans l'azur froid !
Ils sont partis trois ans, ils ont couru trois ans, bravant tourbillons, ouragans ou typhons, du Labrador aux Fidji, du Cap Horn à l'Alaska, d'Hawaii au Kamtchatka.
Alors, apparaissait Achab. Un sillon profond, d'un blanc blafard, traçait son cours parmi son poil gris, striait son front, zigzaguait, disparaissait sous son col bancal, il s'appuyait sur un pilon ivoirin, moignon royal qu'on façonna jadis dans l'os palatin d'un grand rorqual.
Il surgissait, tonnant, hagard, maudissant l'animal qu'il pourchassait voici dix-huit ans, il lui lançait d'insultants jurons.
[…] Achab ! Front brûlant, tordu, horrifiant, bossu. Un long instant, sans un mot, il fixa l'horizon. Un profond sanglot agita son poitrail puissant.
- Moby Dick, Moby Dick ! hurla-t-il à la fin, tonitruant. Allons tous aux canots.
Sur son jambart au cuir crissant, Daggoo affûta son harpon au morfil plus aigu qu'un rasoir.
L'assaut dura trois jours, trois jours d'affronts inouïs, chocs obscurs, corps à corps, vingt six marins unis dans un combat colossal, assaillant dix fois, vingt fois, un harpon plus tranchant qu'un bistouri s'implanta jusqu'aux quillons, jusqu'aux croisillons dans l'animal qui rugissait, bondissait, mais qui nonobstant d'aigus barbillons labourant au plus profond sa chair, d’aggripants crocs tailladant, arrachant à vif, traçant sur son dos blanc d’avivants sillons sanglants, faisait front, s'attaquait aux canots qu'il culbutait, qu'il coulait, puis disparaissait tout à coup au plus profond du flot. Puis un soir, s'attaquant soudain au trois-mâts, Moby Dick l'ouvrit d'un coup. L'avant du galion bascula. Dans un sursaut final, Achab lança son harpon, mais son fil tortilla. Moby Dick, tournoyant, fonça sur lui.
- Jusqu'au bout, j'irai voulant ta mort, hurlait Achab, du fond du Styx j'irai t'assaillir. Dans l'abomination, j'irai crachant sur toi ! Sois maudit, Cachalot, sois maudit à jamais !
Il tomba, ravi par l'harpon qui filait. Moby Dick, bondissant, cloua Achab sur son dos blanc, puis piqua au fond du flot.
L'on vit un ravin blafard, canyon colossal, s'ouvrir au mitan du flot, tourbillon blanc dont la succion aspira un à un marins morts, harpons vains, canots fous, galion maudit dont la damnation avait fait un corbillard flottant...
Apocalypsis cum figuris: il y aura pourtant, il y aura toujours un survivant, Jonas qui dira qu'il a vu sa damnation, sa mort dans l'iris blanc d'un rorqual blanc, blanc, blanc, blanc jusqu'au nul, jusqu'à l'omission !
Ah Moby Dick ! Ah maudit Bic !"