Il y avait un puits au milieu de la cour. Le voyant, Renart s'y précipite, tout au désir d'apaiser sa soif ; mais impossible d'arriver jusqu'à l'eau.
Le voici donc au puits dont il découvre la largeur et la profondeur. Seigneurs, écoutez bien cette prodigieuse aventure ! Dans ce puits, il y a deux seaux : l'un remonte quand l'autre descend. Et Renart le malfaisant s'est appuyé sur la margelle, irrité, contrarié, perplexe... Soudain, s'avisant de regarder dans le puits et de contempler son reflet, il croit que c'est Hermeline, son épouse bien-aimée, qui se trouve logée à l'intérieur. Troublé et mécontent, il lui demande avec rudesse :
« Dis-moi, que fais-tu là-dedans ? »
L'écho de sa voix remonte. Renart l'entend ; il redresse la tête, il appelle Hermeline une autre fois, et l'écho recommence à monter. Stupéfait d'entendre cette voix, Renart met les pattes dans un seau et, sans même s'en rendre compte, le voici qui descend. Vraiment, quelle fâcheuse aventure ! Une fois dans l'eau, il découvre son erreur.
Renart s'est fourré dans un drôle de pétrin : c'est un coup des démons ! Il se retient à une pierre, il préférerait être à six pieds sous terre... Le malheureux souffre le martyre. C'est le moment de pêcher à la ligne mais personne ne pourrait le dérider. Ah ! il ne donnerait pas deux sous de son intelligence.
Seigneurs, il arriva qu'au même moment, cette même nuit à la même heure, Isengrin quitta sans s'attarder une vaste lande, en quête de nourriture, pressé par une faim cruelle. De fort méchante humeur, il s'est dirigé vers la maison des moines où il s'est rendu au triple galop. Il trouve l'endroit dévasté.
« C'est le pays des démons, dit-il, puisqu'on ne peut trouver ni nourriture, ni rien à sa convenance ! »
Il a fait demi-tour au pas, au trot il est allé au guichet ; le voici arrivé devant le couvent au galop. En chemin, il est tombé sur le puits où Renart le roux prenait du bon temps. Il s'est penché au-dessus du puits, irrité, contrarié, perplexe... Soudain, il s'avise de regarder dans le puits et de contempler son reflet : plus il le voit et plus il le fixe, exactement comme l'avait fait Renart. Il crut que c'était dame Hersant qui était logée à l'intérieur du puits en compagnie de Renart. Sachez qu'il n'en fut pas heureux et qu'il dit : « Quel sort cruel que le mien ! Je suis outragé et déshonoré par la faute de ma femme que Renart le rouquin m'a enlevée et qu'il a entraînée avec lui dans ce puits. Il faut être un sacré voleur sans foi ni loi, pour traiter ainsi sa commère, et je n'y peux rien ! Mais si je pouvais l'attraper, je m'en vengerais si bien que je n'aurais plus rien à craindre de lui. » Alors, il a hurlé de toutes ses forces [...] et l'écho est remonté.
Pendant qu'Isengrin se désolait, Renart se tenait tranquille. Il le laissa hurler un moment, puis entreprit de l'appeler :
« Quelle est cette voix, mon Dieu, qui m'appelle ?
– Dis, qui es-tu ? demanda Isengrin.
– C'est moi, votre bon voisin, jadis votre compère, que vous chérissiez plus qu'un frère. Mais on m'appelle feu Renart, moi qui étais maître ès ruses.
– Je respire, dit Isengrin. Depuis quand, Renart, es-tu donc mort ?
– Depuis l'autre jour, répond le goupil. Personne ne doit s'étonner de ma mort car de la même façon mourront tous les vivants. Il leur faudra passer de vie à trépas au jour voulu par Dieu. À présent, mon âme est entre les mains du Seigneur qui m'a délivré du calvaire de ce monde. Je vous en supplie, mon très cher compère, pardonnez-moi de vous avoir mécontenté l'autre jour.
– J'y consens, dit Isengrin. Que toutes ces fautes vous soient pardonnées, compère, dans ce monde et dans l'autre ! Mais votre mort m'afflige.
– Moi au contraire, dit Renart, j'en suis ravi.
– Tu en es ravi ?
– Oui, vraiment, par ma foi.
– Cher compère, dis-moi pourquoi.
– Parce que, si mon corps repose dans un cercueil, chez Hermeline, dans notre tanière, mon âme est transportée en paradis, déposée aux pieds de Jésus. Compère, je suis comblé, je n'eus jamais une once d'orgueil. Toi, tu es dans le monde terrestre ; moi, je suis dans le paradis céleste. Ici, il y a des prés, des bois, des champs, des prairies. Ici, il y a d'immenses richesses, ici, tu peux voir de nombreuses vaches, une foule de brebis et de chèvres, ici, tu peux voir quantité de lièvres, de bœufs, de vaches, de moutons, des éperviers, des vautours et des faucons... »
Isengrin jure par saint Sylvestre qu'il voudrait bien s'y trouver.
« N'y compte pas, dit Renart. Il est impossible que tu entres ici. Bien que le Paradis soit à Dieu, tout le monde n'y a pas accès. Tu t'es toujours montré fourbe, cruel, traître et trompeur. Tu m'as soupçonné au sujet de ta femme : pourtant, par la toute-puissance divine, je ne lui ai jamais manqué de respect. J'aurais dit, affirmes-tu, que tes fils étaient des bâtards. Je ne l'ai pas pensé une seconde. Au nom de mon créateur, je t'ai dit maintenant l'entière vérité.
– Je vous crois, dit Isengrin, et je vous pardonne sans arrière-pensée, mais faites-moi pénétrer en ce lieu.
– N'y compte pas, dit Renart. Nous ne voulons pas de disputes ici. Là-bas, vous pouvez voir la fameuse balance. »
Seigneurs, écoutez donc ce prodige ! Du doigt, il lui désigne le seau et se fait parfaitement comprendre, lui faisant croire qu'il s'agit des plateaux à peser le Bien et le Mal.
« Par Dieu, le père spirituel, la puissance divine est telle que, lorsque le bien l'emporte, il descend vers ici tandis que tout le mal reste là-haut. Mais personne, s'il n'a reçu l'absolution, ne pourrait en aucune façon descendre ici, crois-moi. T'es-tu confessé de tes péchés ?
– Oui, dit l'autre, à un vieux lièvre et à une chèvre barbue en bonne et due forme et fort pieusement. Compère, ne tardez donc plus à me faire pénétrer à l'intérieur ! »
Renart se met à le considérer :
« Il nous faut donc prier Dieu et lui rendre grâce très dévotement pour obtenir son franc pardon et le pardon de vos péchés : de cette façon, vous pourrez entrer ici. »
Isengrin, brûlant d'impatience, tourna son cul vers l'orient et sa tête vers l'occident. Il se mit à chanter d'une voix de basse et à hurler très fort. Renart, l'auteur de maints prodiges, se trouvait en bas dans le second seau qui était descendu. Il avait joué de malchance en s'y fourrant. À Isengrin de connaître bientôt l'amertume.
« J'ai fini de prier Dieu, dit le loup.
– Et moi, dit Renart, je lui ai rendu grâce. Isengrin, vois-tu ce miracle ? Des cierges brûlent devant moi ! Jésus va t'accorder son pardon et une très douce rémission. »
Isengrin, à ces mots, s'efforce de faire descendre le seau à son niveau et, joignant les pieds, il saute dedans. Comme il était le plus lourd des deux, il se met à descendre. Mais écoutez leur conversation ! Quand ils se sont croisés dans le puits, Isengrin a interpellé Renart :
« Compère, pourquoi t'en vas-tu ? »
Et Renart lui a répondu :
« Pas besoin de faire grise mine. Je vais vous informer de la coutume : quand l'un arrive, l'autre s'en va. La coutume se réalise. Je vais là-haut au paradis tandis que toi, tu vas en enfer en bas. Me voici sorti des griffes du diable et tu rejoins le monde des démons. Te voici au fond de l'abîme, moi j'en suis sorti, sois-en persuadé. Par Dieu, le père spirituel, là en bas, c'est le royaume des diables. »
Dès que Renart revint sur terre, il retrouva son ardeur guerrière. Isengrin est dans un drôle de pétrin. S'il avait été capturé devant Alep, il aurait été moins affligé qu'en se retrouvant au fond du puits.
Seigneurs, écoutez maintenant comment les moines avaient perdu leur énergie. L'on avait trop salé les fèves germées qu'ils avaient mangées. Or, comme leurs serviteurs étaient paresseux, ils manquaient d'eau. Mais il arriva que le cuisinier chargé des repas avait retrouvé ses forces. Au matin, il se rendit au puits, menant un âne espagnol avec trois compagnons. [...]
Isengrin est découvert : on appelle les chiens qui vont le poursuivre. Peu s'en faut qu'il n'y laisse sa peau.
(Traduction de Jean Dufournet et Andrée Méline,
adaptée par Monique Lachet-Lagarde, Étonnants Classiques, n° 2014, GF FLAMMARION) http://www.serveur-helene.org/files/display.pl?fiFormat=11&boID=2634