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Fiche analytique




LES LAIS DE MARIE DE FRANCE                        

Guigemar
Les provierbes Izopet par Marie de France, manuscrit français du XIIIe siècle

(Les Lais de Marie de France, traduits par Alexandre Micha, Paris, Flammarion, 1994)

 

Qui traite un bon sujet en est fâché, s'il n'est bien réussi. Écoutez, seigneurs, ce que raconte Marie qui ne veut pas se faire oublier de son époque. On doit louer celui qui jouit d'une bonne renommée, mais quand il y a quelque part un homme ou une femme de grand mérite, les envieux tiennent souvent sur eux de vilains propos pour nuire à leur réputation. Aussi se conduisent-ils comme un chien méchant, couard et sournois qui mord les gens traîtreusement. Je n'en­tends pas pour autant abandonner mon projet, même si des moqueurs ou des mauvaises langues veulent le tourner en dérision. Ils ont le droit de médire !

Je vous conterai très brièvement des histoires que je sais authentiques, dont les Bretons ont composé des lais, et après ce prologue !

Je vous dirai en suivant l'écrit à la lettre une aventure qui arriva dans la Petite Bretagne au temps jadis.

 

En ce temps-là le duc Hoël régnait sur une terre tantôt en paix, tantôt en guerre. Le roi avait au nombre de ses barons le seigneur du pays de Léon, appelé Oridial. Il était le familier de son maître, c'était un chevalier preux et vaillant. Sa femme lui avait donné deux enfants, un fils et une fille fort belle. La demoiselle se nommait Noguent et le jeune homme Guigemar. Il n'en était pas de plus beau dans le royaume. Sa mère l'aimait à la folie et son père tout autant. Quand il put se séparer de lui, son père l'en­voya servir un roi. Le jeune homme était sage et vail­lant, il se faisait aimer de tous. Quand il eut grandi en âge et en raison, le roi lui donna un riche équipement et des armes à son goût. Guigemar quitta la cour et distribua de nombreux cadeaux avant son départ. Il alla en Flandre pour se faire une réputation. Ce n'étaient partout que guerres et conflits incessants. Que ce soit en Lorraine, en Bourgogne, en Anjou, en Gascogne, on ne pouvait à cette époque trouver un aussi bon chevalier ni son égal.

Nature ne commit qu'une faute : il resta toujours indifférent à l'amour. Il n'y avait au monde dame ou jeune fille, si noble ou si belle fût-elle, qui ne l'aurait écouté, s'il l'avait priée d'amour. Plu­sieurs firent le premier pas, mais il restait insensible à leurs avances ; il ne semblait même pas vouloir connaître l'amour. Aussi les étrangers comme ses amis le tenaient-ils perdu pour eux.

À la fleur de sa haute renommée, ce brave revint en son pays pour revoir son père et son seigneur, sa bonne mère et sa sœur, qui l'avaient longtemps désiré. Il demeura avec eux, je crois, un mois entier. L'envie lui prit d'aller chasser ; il convoqua un soir ses cheva­liers, ses veneurs et ses rabatteurs. Au matin il alla dans la forêt, tout entier à son plaisir. On se mit à la poursuite d'un grand cerf et les chiens furent lâchés. Les veneurs couraient devant et le damoiseau suivait sans se presser ; un valet lui portait son arc, son cou­teau et son chien de chasse. Il avait l'intention de tirer une flèche, si l'occasion se présentait, avant de quitter ces lieux. Il vit dans l'épaisseur d'un grand buisson une biche et un faon, une bête toute blanche avec des bois de cerf sur la tête. Aux aboiements du chien elle bondit, Guigemar tendit son arc, tira sur elle et l'at­teignit en plein front. Elle s'écroula sur-le-champ, mais la flèche rebondit jusqu'au cheval et frappa Guigemar à la cuisse, de sorte qu'il lui fallut mettre pied à terre ; il tomba sur l'herbe drue, près de la biche qu'il avait atteinte. Blessée, la biche dans sa souffrance poussait des plaintes ; puis elle parla en ces termes : « Ah, malheureuse ! Je suis morte ! Et toi, chevalier qui m'as blessée, que telle soit ta destinée : que jamais tu n'aies un remède. Ni herbe, ni racine, ni médecin, ni breuvage ne guériront jamais la plaie que tu as à la cuisse, jusqu'à ce que te guérisse celle qui, par amour pour toi, endurera plus de peines et de douleurs que jamais femme ne souffrit. Et toi, tu souf­friras autant pour elle, ce dont s'émerveilleront tous ceux qui aiment, qui auront aimé et qui aimeront à l'avenir. Va-t'en d'ici, laisse-moi en paix ! »

Guigemar était grièvement blessé, bouleversé par ce langage. Il se mit à réfléchir en quel pays il pourrait aller pour faire guérir sa blessure, car il ne voulait pas se laisser mourir. Il sait et il ne cesse de se répéter qu'il n'a jamais vu une femme qu'il puisse aimer et qui soit capable de le guérir de sa souffrance. Il fit venir son serviteur. « Ami, dit-il, va vite au galop, fais faire demi-tour à mes compagnons, car je voudrais leur parler. »

Le serviteur piqua des deux et lui attendit, gémissant de douleur. Avec sa chemise il banda solidement sa plaie, en serrant fort, puis il monta à cheval et partit. Il lui tardait d'être au loin, de peur que l'un des siens ne vînt l'importuner et le retenir. Il alla à travers la forêt par un chemin verdoyant qui le mena au-delà de la lande. Dans la plaine il vit la falaise et la montagne ; l'eau qui coulait à leur pied était un bras de mer où se trouvait un port. Au port il n'y avait qu'un seul navire dont Guigemar aperçut la voile : il était tout équipé, calfaté dehors et dedans, sans qu'on puisse voir les joints ; chevilles et crampons étaient tous d'ébène. Rien au monde n'était aussi précieux. La voile toute de soie était magnifiquement déployée. Le chevalier resta pensif : il n'avait jamais entendu dire dans la contrée et le pays qu'un navire pût y aborder.

Il s'avança, descendit de cheval ; perplexe, il monta sur l'embarcation, pensant y trouver des gens chargés de la garder. Il n'y a personne, il ne voit personne et découvre au milieu du navire un lit dont les montants et les longerons étaient d'or gravé selon l'art de Salo­mon et incrusté de cyprès et d'ivoire blanc. Une étoffe jetée dessus était de soie brochée d'or. Quant aux draps, je ne sais en dire le prix, mais pour l'oreiller, je puis affirmer que qui aurait posé sur lui sa tête n'aurait jamais de cheveux blancs. La couverture de zibeline était doublée d'un satin d'Alexandrie. Deux candélabres d'or fin (le moins précieux valait un trésor) étaient placés à la proue du navire, portant deux cierges allumés. Béat d'admira­tion, Guigemar s'appuya sur le lit pour se reposer des souffrances de sa blessure ; puis il se leva, voulant s'en aller.

Ce lui fut interdit ! Déjà le navire était en haute mer. Il l'emporte promptement, le temps est beau, le vent favorable : il n'est plus question de retour ! Guigemar est profondément attristé et ne sait que faire ; son désarroi n'a rien d'étonnant, car sa plaie le fait cruellement souffrir. Il lui faut subir cette aventure. Il prie Dieu de prendre soin de lui, de l'amener par sa puissance à bon port et de le protéger de la mort. Il se couche sur le lit et s'endort. Il a désormais passé le plus dur : avant le soir il va arriver là où il trouvera sa guérison, sous les murs d'une antique cité, la capitale de ce royaume.

Le seigneur qui en était le maître était un vieillard ; il avait pour épouse une femme de haute extraction, noble, courtoise, belle et sage. Le mari était follement jaloux, comme tous les vieillards le sont naturellement, - chacun a horreur d'être cocu ; - l'âge oblige à passer par là.

La surveillance dont la dame était l'objet n'était pas une plaisanterie. Dans un verger, au pied du donjon, était un enclos entouré d'un mur de marbre vert, très épais et très haut. Il n'y avait qu'une seule entrée, gardée nuit et jour. De l'autre côté il était fermé par la mer, on ne pouvait sortir ou entrer qu'en bateau pour les besoins du château. À l'intérieur du mur le seigneur avait fait aménager une chambre, la plus belle du monde, pour y mettre sa femme en sûreté. La chapelle était à l'entrée ; quant à la chambre, elle était tout autour couverte de peintures : Vénus, la déesse de l'amour y était fort bien représentée ; elle montrait les règles et la nature de l'amour, comment l'amant doit se comporter et observer un loyal service. Elle jetait dans un feu ardent le livre où Ovide enseigne à se défier de l'amour et elle excommuniait tous ceux qui liraient ce livre et suivraient son enseignement. C'est là que la dame fut placée et enfermée. Son mari avait mis à son service une jeune fille, sa nièce, la fille de sa sœur, noble et bien éduquée. Une grande affection unissait les deux femmes ; la demoiselle restait avec l'épouse, quand le mari voyageait. Jusqu'à son retour, homme ni femme ne pénétrait à l'intérieur de ce mur ni n'en sortait. Un vieux prêtre chenu, aux cheveux blancs, gardait la clé de la porte ; c'était un eunuque, sans quoi on ne lui aurait pas fait confiance. Il assurait l'office divin et servait la dame à table.

Ce jour-là, tôt dans l'après-midi, la dame s'était rendue au verger, elle avait fait la sieste après le repas et était allée se délasser en compagnie de la seule jeune fille. Elles regardaient en bas, vers le rivage de la mer, lorsqu'elles voient à la marée montante le navire qui à pleines voiles aborde au port. Elles ne distin­guent aucun pilote. Saisie de frayeur, la dame veut prendre la fuite, le visage rouge de peur ; mais la sui­vante qui était sage et plus courageuse la réconforte et la rassure. Elles se dirigent en hâte vers le port ; la jeune fille ôte son manteau, entre dans le beau navire, n'y trouve âme qui vive, sauf le chevalier endormi. Elle s'arrête et le regarde ; elle le voit pâle et le croit mort. Elle revient sur ses pas, appelle aussitôt la dame : « S'il est mort, nous l'inhumerons, notre prêtre nous aidera; si je le trouve vivant, il nous dira tout. »

Elles se pressent toutes deux, sans tarder, la dame la première et la demoiselle derrière elle. Quand la dame pénètre dans le navire, elle s'arrête devant le lit, contemple le chevalier. Devant la beauté de son corps, triste et affligée, elle pleure de pitié et déplore sa jeunesse brisée. Elle lui pose la main sur la poitrine, la sent chaude et sent sous les flancs battre le cœur. Le chevalier qui dormait se réveille et la voit ; joyeux, il la salue, sûr d'être parvenu au rivage. En larmes et anxieuse, la dame lui rend gentiment son salut, lui demande comment il est venu, de quel pays il est, s'il est exilé à la suite d'une guerre. « Dame, fait-il, nulle­ment. Mais s'il vous plaît que je vous dise mon aventure, je vous la conterai sans rien vous en cacher. Je suis de Petite Bretagne. Je suis allé chasser en forêt aujourd'hui, j'ai tiré sur une biche blanche, mais la flèche a rebondi, elle m'a si grièvement blessé que je ne pense pas retrouver jamais la santé. La biche a fait entendre une plainte, elle a parlé, elle m'a maudit et m'a souhaité de ne trouver de guérison que grâce à une jeune femme. Mais je ne sais où la trouver. À l'annonce de cette prédiction, je suis sorti en toute hâte de la forêt, j'ai vu dans un port ce navire, j'y suis entré, ce qui était une folie. Le navire a pris le large avec moi : je ne sais où je viens d'aborder, comment s'appelle cette cité. Belle dame, par Dieu, je vous en prie, secourez-moi, par pitié, car je ne sais où aller et je ne suis pas capable de piloter ce navire. »

Elle lui répond « Cher seigneur, je vous secourrai bien volontiers. Cette cité appartient à mon époux, ainsi que la contrée aux environs. C'est un homme puissant, de noble famille, mais il est très âgé et terriblement jaloux. Au nom de la foi que je vous dois, il m'a enfermée dans cet enclos où il n'y a qu'une seule entrée. Un vieux prêtre en garde la porte. Fasse Dieu que le feu de l'enfer le brûle ! Je suis prisonnière ici nuit et jour. Je n'aurai jamais le courage d'en sortir sans la permission du prêtre, si mon époux ne me réclame pas. J'ai ici ma chambre et ma chapelle, et avec moi cette jeune fille. S'il vous plaît d'y séjourner jusqu'à ce que vous soyez en état de voyager de nouveau, nous vous accueillerons volontiers et nous vous servirons de bon cœur. »

À ces mots, Guigemar remercie aimablement la dame : il restera avec elle, dit-il. Il se dresse debout en se levant du lit et elles l'aident à grand-peine. La dame le mène dans sa chambre, le couche sur le lit de la jeune fille, derrière un panneau disposé dans la chambre en guise de courtine. Elles lui apportent de l'eau dans des bassins d'or, lavent la plaie de sa cuisse en essuyant tout autour le sang avec un beau tissu de lin blanc ; puis elles la pansent en serrant fort et entourent le jeune homme de soins attentifs.

Quand, le soir, ce fut l'heure du repas, la jeune fille mit suffisamment de nourriture de côté et le chevalier en eut abondamment : il eut bien à boire et à manger.

Mais Amour l'a frappé au vif. Voici désormais son cœur en grand combat, car la dame l'a si bien blessé qu'il en a complètement oublié son pays. Il ne ressent plus aucun mal de sa plaie, mais il soupire amèrement et prie la jeune fille mise à son service de le laisser dormir. Elle le quitte et le laisse seul, selon son désir, et retourne auprès de sa dame qui brûle du même feu que Guigemar, un feu qui enflamme et embrase son cœur.

Le chevalier demeure seul, plongé dans ses pensées et anxieux. Il se demande ce qui lui arrive, mais il se rend compte que, s'il n'est pas guéri par la dame, il est sûr et certain de mourir. « Hélas, fait-il, que faire ? J'irai la trouver et je lui demanderai d'avoir pitié et compassion pour le pauvre désemparé que je suis. Si elle repousse ma prière et si elle est à ce point orgueilleuse et fière, alors je n'ai plus qu'à mourir de chagrin ou à languir à jamais de ce mal. » Il pousse un soupir ; mais bientôt lui vient une autre pensée ; il se dit qu'il lui faut accepter la souffrance, car il n'a rien d'autre à faire. Toute la nuit il reste éveillé, il souffre, il est au supplice ; en son cœur il se rappelle les paroles de la dame, son air, ses yeux lumineux, sa belle bouche dont la douceur l'atteint au fond du cœur.

D'une voix faible il implore sa pitié, peu s'en faut qu'il ne l'appelle son amie. S'il avait su ses sentiments, à quel point Amour la tourmentait, il en eût été heu­reux, je pense ; un peu de réconfort aurait soulagé la douleur qui rendait son visage pâle.

Si son amour pour la dame le torture, elle, de son côté, n'était pas en meilleure situation. Au petit matin, avant le point du jour, elle se lève en se plaignant de n'avoir pas trouvé le sommeil : la cause en est Amour qui l'opprime. La jeune fille qui vivait avec elle s'aper­çoit bien à l'air de sa dame qu'elle aime le chevalier séjournant dans la chambre pour sa guérison, mais elle ignore s'il l'aime ou non. La dame est entrée dans l'église et la demoiselle rejoint le chevalier, s'assoit devant le lit. Il l'appelle et lui dit : « Amie, où est allée ma dame ? Pourquoi s'est-elle levée si tôt ? » Il se tait alors et soupire. Et la jeune fille, lui adressant la parole, « Seigneur, fait-elle, vous êtes amoureux ! Gar­dez-vous de trop cacher vos sentiments. Vous pouvez aimer, car votre amour sera bien placé. Qui aurait l'intention d'aimer ma dame devrait la tenir en haute estime. Cet amour serait parfait, si tous deux vous étiez d'un cœur fidèle : vous êtes beau et elle est belle. » Il répond à la jeune fille : « Je suis épris d'un tel amour qu'il m'arrivera malheur, si je n'ai aide et secours. Aidez-moi, ma douce amie. Que faire pour mon amour ? » Elle réconforte avec douceur le chevalier et, courtoise et bonne, l'assure de son aide et de tous ses efforts pour le secourir.

Quand la dame eut entendu la messe, elle revint ; toute à ses préoccupations, elle voulait savoir ce que faisait Guigemar, s'il veillait ou s'il dormait, le cœur pénétré de son amour. La jeune fille lui fait signe et l'amène auprès du chevalier : elle pourra tout à loisir lui révéler et lui dévoiler ses sentiments, que l'entrevue tourne bien ou mal pour elle. Il la salue et elle lui rend son salut. Tous les deux sont dans un grand trouble ; il n'ose pas lui adresser sa requête. Étant d'une terre étrangère, il craint, s'il passe aux aveux, d'encourir sa haine et d'être éconduit. Mais qui ne découvre son mal ne peut guère recouvrer la santé. L'amour est une blessure intérieure qui ne laisse rien apparaître au­ dehors. C'est un mal tenace que nous inflige Nature. Beaucoup ne le prennent pas au sérieux, comme ces amoureux vulgaires qui font la cour aux femmes de par le monde, puis se vantent de leurs succès. Ce n'est pas là l'amour, mais folie, malhonnêteté et débauche. Quand on peut trouver un homme loyal, on doit le servir, l'aimer et ne pas s'opposer à ses volontés.


Guigemar est éperdument amoureux : ou bien il obtiendra un rapide secours, ou bien il lui faudra mener une vie contraire à ses désirs. Amour lui inspire la hardiesse, il découvre enfin ses pensées : « Dame, fait-il, je meurs à cause de vous ! Mon cœur est plein d'angoisse ; si vous refusez de me guérir, il me faudra mourir. Je vous demande votre amour. Belle, ne me repoussez pas. »

Après l'avoir bien écouté, elle lui répond gracieusement et lui dit avec un sourire : « Ami, ce serait prendre une décision trop hâtive que d'exaucer votre prière. Je n'ai pas cette habitude. – Dame, dit-il, par Dieu, pitié ! Ne vous fâchez pas si je vous dis : femme de mœurs légères doit longtemps se faire prier pour se donner du prix et pour que son soupirant ne croie pas qu'elle cède facilement. Mais une dame aux pensées honnêtes, pleine de mérite et de sagesse, qui trouve un homme à son goût, ne sera pas cruelle à son égard, mais elle l'aimera et en aura de la joie. Avant qu'on ne découvre leur liaison ou qu'on en parle, ils en auront pris du bon temps ! Belle dame, mettons fin à cette discussion. »

La dame reconnaît qu'il a raison, lui accorde tout de suite son amour et il lui donne un baiser. Voici à présent Guigemar comblé. Ils s'allongent l'un près de l'autre et ne cessent d'échanger propos, baisers et étreintes. Quant au reste, qu'ils en usent selon les pratiques des autres amants !

Guigemar demeura, je crois, un an et demi avec elle ; leur vie était faite de délices. Mais Fortune qui ne s'endort pas, fait bien vite tourner sa roue ; elle met l'un en haut, l'autre en bas. C'est ce qui leur arriva, car ils furent bientôt découverts.

À la belle saison, un matin, la dame était couchée près du jeune homme, elle lui baisait la bouche et le visage, puis lui dit : « Cher doux ami, mon cœur me dit que je vais vous perdre, nous serons surpris et découverts. Si vous mourez, je veux mourir ; et si vous pouvez vous en sortir vivant, vous connaîtrez un autre amour et je resterai avec ma souffrance. – Dame, fait-il, ne parlez pas ainsi ! Que je ne connaisse jamais la joie ni la paix, si je me tourne vers une autre femme ! N'ayez crainte à ce sujet. – Ami, donnez­m'en l'assurance, confiez-moi votre chemise, je ferai un nœud au pan de dessous. Je vous permets, où que ce soit, d'aimer celle qui pourra le défaire et qui saura le dénouer. » Guigemar lui remet la chemise et s'engage par serment. Elle fait le nœud de telle sorte qu'aucune femme ne puisse le défaire sans avoir recours à des ciseaux ou à un couteau. Elle lui rend la chemise et il la reprend à condition qu'elle consente même garantie de sa personne en portant sur sa chair une ceinture qu'il serre fort sur ses flancs; il l'autorise à aimer celui qui pourra ouvrir la boucle sans la couper ni la briser, puis il l'embrasse et on en reste là.

Ce jour-là ils furent aperçus, surpris et découverts par un chambellan soupçonneux que son seigneur avait dépêché. Voulant parler à la dame, il ne put entrer dans la chambre, mais il les vit par une fenêtre ; il retourna alors chez son maître et lui raconta tout. Quand le seigneur l'apprit, sa douleur fut sans bornes. Il fit venir trois de ses familiers et alla de ce pas à la chambre. Il en fait enfoncer la porte et trouve le chevalier à l'intérieur. Sous le coup d'une violente colère, il ordonne de le tuer. Mais Guigemar se dresse sur ses pieds, sans avoir peur de rien. Il saisit de ses mains une grosse perche de sapin où l'on suspendait le linge et il les attend, prêt à en mettre à mal plus d'un. Avant de se laisser approcher il les aura tous mis hors de combat. Le seigneur le regarde avec insistance, l'interroge et lui demande qui il est, d'où il est natif et comment il est entré céans. Guigemar lui raconte comment il est venu et comment la dame l'a gardé auprès d'elle ; il lui parle de la prédiction de la biche blessée, du navire, de sa plaie. Le voici complètement au pouvoir de ce seigneur! Celui-ci répond qu'il ne le croit pas, que si Guigemar disait la vérité et s'il pouvait trouver le navire, il lui ferait prendre la mer; il n'aimerait pas le voir guéri, mais serait heureux de le voir noyé. Ces propositions du seigneur une fois faites, ils vont ensemble jusqu'au port, trouvent l'embarcation et y font monter Guigemar. À son bord, il vogue vers son pays.

Le navire fait voile à belle allure. Le chevalier soupire et pleure, ne cessant de regretter la dame et il prie le Dieu tout-puissant de lui accorder une mort rapide, de ne pas le laisser aborder à un port, s'il ne peut revoir son amie qu'il désire plus que sa vie. Il reste plongé dans la douleur jusqu'à ce que le navire arrive au port où il était apparu la première fois, tout près de son pays. Guigemar s'empresse de débarquer.

Un jeune homme qu'il avait élevé cheminait, à la recherche d'un chevalier, menant à la main un des­trier. Guigemar le reconnaît, l'appelle ; le jeune garçon regarde, voit son maître, met pied à terre et lui offre son cheval. Guigemar s'en va avec lui. Tous ses amis qui l'ont retrouvé en ont la joie au cœur. Il jouit d'une grande considération en son pays, mais il était jour après jour sombre et soucieux. Ses amis voulaient le marier, mais il les repoussait imperturbablement : ni la richesse ni l'amour ne le décideront à prendre femme, sauf celle qui sera capable de dénouer sa chemise sans la mettre en morceaux. La nouvel1e s'en répandit à travers la Bretagne, dames et demoiselles se présentèrent pour essayer, aucune d'elles ne put défaire le nœud.

Je veux maintenant vous parler de la dame que Guigemar aime tant. Sur les conseils d'un de ses barons, le seigneur l'a mise en prison, dans une tour de marbre gris : elle souffre le jour, et plus encore la nuit. Personne au monde ne pourrait dire sa profonde peine, son martyre, l'angoisse qu'elle éprouve dans la tour. Elle y resta, je crois, deux ans et plus, sans avoir joie ni plaisir. Elle ne cessait de déplorer l'absence de son ami : « Seigneur Guigemar, c'est pour mon mal­heur que je vous ai vu ! Plutôt mourir tout de suite qu'endurer longtemps cette souffrance. Ami, si je puis m'échapper, je me noierai à l'endroit où on vous mit en mer. » Elle se lève alors, abattue, va à la porte, n'y trouve clé ni serrure et sort. Par un heureux hasard elle ne rencontre pas d'obstacle, parvient au port et trouve le navire attaché à un rocher, à l'endroit où elle voulait se noyer. Dès qu'elle le voit, elle y entre et l'idée lui vient à l'esprit que son ami s'était noyé là. Elle ne se tient plus sur ses pieds : si elle avait la force de regagner le bord, elle se laisserait tomber à l'eau, tant elle est en peine et en tourment. Mais le navire part et l'emporte aussitôt ; il aborde en Bretagne, à un port au pied d'un puissant château fort.  

Le seigneur de ce château s'appelait Mériadeuc. Il faisait la guerre à l'un de ses voisins, aussi s'était-il levé de bon matin pour envoyer ses gens attaquer son ennemi. Il se tenait à une fenêtre et il vit accoster le navire ; il descendit par un escalier et appela son chambellan. Ils allèrent tout droit au navire, montèrent à bord par l'échelle et trouvèrent à l'intérieur la dame dont la beauté était celle d'une fée. Mériadeuc la saisit par son manteau et l'emmène lui-même dans son château, très heureux de sa découverte, car elle était extrêmement belle. Qui que ce soit qui l'ait déposée dans l'embarcation, il sait qu'elle est de noble lignée. Il se prend pour elle d'un amour tel qu'il n'en eût pas de plus ardent pour une femme. Il avait une sœur, une jeune fille à qui il recommanda de bien servir et de traiter avec honneur la dame dans une chambre qui était magnifique. Elle fut bien servie et honorée, richement vêtue et parée. Mais elle était toujours triste et morne. Souvent Mériadeuc allait s'entretenir avec elle, car il l'aimait de tout son cœur. Il la pria d'amour, mais elle resta indifférente. Elle lui montra la ceinture ; elle n'aimera, dit-elle, que l'homme qui l'ouvrira sans la déchirer.

À ces mots Mériadeuc lui répondit avec colère : « Il y a également en ce pays un chevalier de grand renom qui refuse de prendre femme pour la raison que voici : le pan droit de sa chemise est noué et ne peut être dénoué qu'à l'aide de ciseaux ou d'un couteau. C'est vous, je pense, qui avez fait ce nœud ! « En l'entendant, elle pousse un soupir et manque de s'évanouir. Il la reçoit dans ses bras et tranche les lacets de son bliaut10; il veut ouvrir la ceinture, mais n'en peut venir à bout. Ensuite il invite tous les chevaliers du pays à tenter l'épreuve.

Longtemps les choses en restèrent là, jusqu'à ce que Mériadeuc fit annoncer un tournoi contre son adversaire. Il y convia et hébergea une foule de chevaliers et en premier lieu Guigemar. Il le pria, comme son ami et son compagnon, de ne pas lui faire défaut en ce besoin en raison des services qu'il lui avait rendus. Guigemar s'y rendit en riche équipage, emmenant avec lui plus de cent chevaliers. Mériadeuc le logea dans son donjon avec de grands honneurs, manda sa sœur en sa présence et l'invita par deux chevaliers à se parer, à se présenter et à amener avec elle la dame qu'elle aimait tant. Sa sœur exécuta ses ordres. Somp­tueusement vêtues, la main dans la main, les deux dames entrèrent dans la salle.

La dame était pensive et pâle. En entendant le nom de Guigemar, elle ne put s'assurer sur ses pieds et elle serait tombée, si son amie ne l'avait pas retenue. Le chevalier se leva pour aller à leur rencontre, il aperçoit et observe la dame, son air, son maintien et fit quelques pas en arrière : « Est-ce là ma douce amie, fait-il, mon espérance, mon cœur, ma vie, ma belle dame qui m'a aimé ? D'où vient-elle ? Qui l'a amenée ? Mais voici de bien folles pensées ! Je sais bien que ce n'est pas elle ! Les femmes se ressemblent beaucoup, je me fais de vaines idées. Mais elle res­semble tant à celle pour qui mon cœur soupire et palpite! Je veux lui parler. »

Le chevalier alors s'approche d'elle, lui donne un baiser, la fait asseoir près de lui et se contente de lui demander de s'asseoir. Mériadeuc les regarde, fort mécontent de ce qu'il a sous les yeux. Il s'adresse à Guigemar en souriant : « Seigneur, fait-il, si vous y consentiez, ma jeune sœur pourrait essayer de dénouer votre chemise, pour voir si elle y réussirait. » Il lui répond : « Eh bien, j'y consens. » Il fait venir le chambellan qui gardait la chemise et lui demande de l'apporter. On la remet à la demoiselle, mais elle ne parvient pas à la dénouer. La dame connaît bien le nœud, son cœur est en grande détresse, car elle aimerait essayer si elle le pouvait et l'osait.

Désolé, Mériadeuc s'en rend compte. « Dame, fait-il, essayez donc de le défaire ! » Répondant à cette invitation, elle prend le pan de la chemise et le dénoue sans peine. Stupéfait, le chevalier la reconnaît et n'en croit pas ses yeux. Il lui adresse la parole en ces termes : « Amie, douce créature, est-ce vous ? Dites-moi la vérité, laissez-moi voir si vous portez sur vous la ceinture que je vous ai mise. » Il met la main à sa taille et trouve la ceinture. « Belle, fait-il, quelle chance de vous avoir ainsi retrouvée ! Qui vous a amenée ici ? »

Elle lui raconte la souffrance, les épreuves, la tristesse qu'elle a connues dans sa prison, ce qui est ensuite arrivé et comment elle s'est échappée : elle voulait se noyer, mais elle a trouvé le navire, elle y est montée, elle a abordé à ce port et le présent chevalier l'a retenue. Il l'a gardée chez lui en l'entourant d'honneurs, mais avec insistance il la priait d'amour.

Maintenant sa joie est revenue. « Ami, dit-elle, emmenez votre amie ! » Guigemar se lève : « Seigneur, fait-il, écoutez-moi. Je viens de reconnaître ici mon amie que je croyais avoir perdue. Je supplie Mériadeuc de me la rendre, par pitié. Je serai son vassal, je resterai à son service deux ou trois ans avec cent chevaliers, et même davantage. » Mériadeuc lui répond : « Guigemar, mon ami, je ne suis pas engagé et empêtré dans cette guerre au point d'accepter votre requête. J'ai trouvé la dame, je la garderai et je vous la disputerai les armes à la main. » Quand Guigemar l'entend, il ordonne immédiatement à ses gens de monter à cheval. Il s'en va, et défie le duc, outré de devoir lui laisser son amie. Tous les chevaliers qui étaient venus pour prendre part au tournoi suivent Guigemar. Chacun l'assure de sa fidélité : ils iront avec lui, où qu'il aille. Honte à qui lui fera défaut ! Le soir venu, ils gagnent le château qui était en guerre avec Mériadeuc. Le seigneur les accueille, content et heureux d'avoir l'aide de Guigemar ; il est sûr que la guerre est terminée.

Le lendemain, ils se levèrent de bon matin, s'armèrent dans leurs logis et sortirent de la ville en grand fracas sous la conduite de Guigemar. Arrivés au château de Mériadeuc, ils donnèrent l'assaut, mais il était bien fortifié et ils échouèrent. Guigemar assiégea alors la ville, décidé à ne pas partir avant de l'avoir prise. Grâce au nombre toujours accru de ses amis et de ses hommes, il s'empara du château en le réduisant à la famine, le détruisit et tua le seigneur à l'intérieur. Débordant de joie, il emmena son amie. C'en est désormais fini de ses épreuves.

De ce conte que vous avez entendu fut composé le lai de Guigemar, qu'on joue sur la harpe ou sur la vielle. Sa musique est agréable à entendre.