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Fiche analytique

 




                          

Bisclavret
Les provierbes Izopet par Marie de France, manuscrit français du XIIIe siècle

Marie de France

(Les Lais de Marie de France, traduits par Alexandre Micha, Paris, Flammarion, 1994)

Puisque j'entreprends d'écrire des lais, je ne veux pas oublier Bisclavret. Bisclavret est le nom breton, les Normands l'appellent Garou.

On pouvait jadis entendre dire, et il arrivait souvent, que des hommes devenaient loups-garous et gîtaient dans les bois. Le loup-garou est une bête sauvage; tant qu'il est possédé de cette rage, il dévore les gens, leur cause grand mal. Il habite et parcourt les immenses forêts. Je ne veux pas m'étendre sur ce sujet, mais vous raconter l'histoire du Bisclavret.

En Bretagne demeurait un seigneur; j'ai entendu dire sur lui des éloges inouïs. C'était un beau et brave chevalier qui se conduisait noblement. Il était le fami­lier de son suzerain et aimé de tous ses voisins. Il avait pour épouse une femme de grand mérite et fort séduisante. Il l'aimait et elle l'aimait. Mais une chose inquiétait beaucoup la dame : elle perdait son mari trois jours par semaine sans savoir ce qu'il devenait ni où il allait et aucun de ses parents n'en savait rien non plus.

Il rentra une fois chez lui, joyeux et de bonne humeur. Sa femme l'interrogea et lui demanda: « Seigneur, cher doux ami, j'aimerais vous poser une ques­tion, si j'osais; mais je crains par-dessus tout votre colère. » À ces mots, il lui jeta ses bras au cou, l'attira vers lui et lui donna un baiser. « Dame, fit-il, posez donc votre question. Tout ce que vous demanderez, si je le sais, je vous le dirai. - Ma foi, fit-elle, je suis soulagée. Seigneur, je suis si troublée, les jours où vous me quittez, que j'en souffre grandement au fond de mon cœur et j'ai si peur de vous perdre que si vous ne me rassurez pas, je risque bientôt d'en mourir. Dites-moi donc où vous allez, où vous êtes, où vous demeurez. À ce que je pense, vous aimez une autre femme et s'il en est ainsi, vous commettez une faute. - Dame, dit-il, par Dieu, pitié! Il m'en arrivera malheur, si je vous le dis, car ce sera ma perte et c'en sera fait de votre amour pour moi. »

La dame prit au sérieux ces paroles; elle lui posa plusieurs fois la question, elle le câlina, elle le circonvint tant qu'il lui raconta son aventure sans rien lui cacher. « Dame, je deviens loup-garou,,je me tapis dans cette grande forêt, au plus profond des bois et je vis de proies et de rapines. » Quand il lui eut tout raconté, elle lui demanda s'il se dépouillait ou s'il gardait ses vêtements. « Dame, dit-il, j'y vais tout nu. - Dites-moi, par Dieu, où sont vos vêtements? - Dame, cela, je ne vous le dirai pas, car si je les perdais et si on venait à le savoir, je serais loup-garou pour toujours. Je n'aurais aucun recours, tant qu'ils ne me seraient pas rendus. C'est pourquoi je ne veux pas qu'on le sache. - Seigneur, lui répondit la dame, je vous aime plus que tout au monde : vous ne devez rien me cacher ni avoir rien à craindre de moi, ce ne serait pas marque d'affection! Qu'ai-je fait de mal? Pour quelle faute de ma part êtes-vous méfiant à mon égard? Dites-le-moi, vous ferez bien! »

Elle le pressa tant, l'entreprit tant qu'il ne put se dérober et il lui avoua tout. « Dame, fit-il, près de ce bois et près du chemin que j'emprunte il y a une vieille chapelle qui me rend plus d'une fois un grand service : il y a là sous un buisson une large pierre creuse, excavée à l'intérieur. J'y dépose mes vête­ments, sous le buisson, jusqu'à mon retour à la maison. » La dame entend cette chose inouïe, elle en devient toute rouge de peur, épouvantée par cette histoire. Elle réfléchit longuement au moyen de se séparer de son mari, elle ne veut plus coucher à ses côtés.

Il était un chevalier de la contrée qui depuis longtemps aimait la dame, l'assaillait de prières, de suppli­ques et d'offres de service. Elle ne l'avait jamais aimé ni assuré de son amour. Elle le manda par un mes­sager et lui ouvrit son cœur. « Ami, fit-elle, soyez content! Ce qui a été l'objet de vos désirs, je vous J'accorde sans délai, vous ne rencontrerez plus d'obs­tacle. Je vous donne mon amour et ma personne. Faites de moi votre amie »

Il l'en remercie gracieusement, reçoit d'elle sa parole et elle aussi s'engage par serment; puis elle lui raconte comment son mari s'en va et ce qu'il devient. Elle lui indique le chemin qu'il emprunte pour aller dans la forêt et l'envoie chercher ses vêtements. Ainsi Bisclavret est trahi et condamné à sa perte par sa femme. Comme on le voyait souvent disparaître, tout le monde s'accordait à croire qu'il avait définitivement quitté le pays. On se mit à sa recherche, on s'informa longtemps à son sujet, mais on ne put rien trouver et on dut tout abandonner. L'homme épousa la dame qu'il avait depuis longtemps aimée.

Les choses en restèrent là une année entière, jusqu'au jour où le roi alla chasser. Il alla droit à la forêt où était le loup-garou. Quand les chiens furent lâchés, ils rencontrèrent la bête ; chiens et veneurs la poursuivirent toute la journée et faillirent la prendre, la blesser et la mettre à mal. Dès que le loup-garou aperçut le roi, il courut vers lui pour implorer sa pitié. Il le prit par l'étrier, lui baisa la jambe et le pied. À sa vue, le roi eut une grande peur, il appela ses compagnons. « Seigneurs, dit-il, approchez! Regardez cette merveille, comme cette bête se prosterne! Elle a intelligence humaine, elle demande grâce. Chassez-moi tous ces chiens et gardez-vous de la frapper. Cette bête est douée d'intelligence et de jugement. Dépêchez-vous, allons-nous-en! Je la protégerai et je ne chasserai plus aujourd'hui. »

Le roi s'en est alors retourné, le loup-garou le suit, il se tient tout près de lui, il ne veut pas s'éloigner et n'entend pas le quitter. Ravi et enchanté, le roi l'em­mène dans son château, car il n'a jamais rien vu de pareil. C'est à ses yeux un fait extraordinaire; il entoure la bête de ses soins, ordonne à tous ses gens de bien veiller sur elle pour l'amour de lui, de ne lui faire aucun mal, de ne pas la frapper, de bien lui donner à boire et à manger. Ils lui prodiguent leurs soins. Elle va toujours se coucher parmi les chevaliers et près du roi. Tous l'apprécient pour sa loyauté et sa gentillesse. Jamais elle ne songe à mal.

Partout où il se rend, elle refuse de se séparer de lui, toujours elle reste en sa compagnie avec le sentiment que le roi a de l'affection pour elle.

Écoutez ce qui arriva ensuite! À une cour qu'il tint, le roi convoqua tous les barons qui avaient reçu de lui un fief, pour rehausser la fête et s'assurer un plus beau service. Le chevalier qui avait épousé la femme du Bisclavret s'y rendit en riche équipage. Il était loin de penser et de savoir qu'il trouverait le loup-garou si près de lui! Dès qu'il entra au palais et que le loup­ garou l'aperçut, d'un seul bond il se lança sur lui, le saisit de ses crocs, le tira à lui. Il lui aurait fait beaucoup plus de mal, n'eût été le roi qui l'appela et le menaça d'un coup de bâton. À deux reprises dans la journée la bête tâcha de mordre le chevalier. Beaucoup en furent stupéfaits, car jamais elle n'avait montré pareil comportement envers personne. Tous dirent dans le palais que ce n'était pas sans raison: le chevalier lui avait sans doute fait du tort, d'une manière ou d'une autre, puisqu'elle avait envie de se venger.

Tout en resta là pour cette fois. La fête s'acheva, les barons prirent congé et rentrèrent chez eux. Le chevalier que le loup-garou avait attaqué s'en alla, je suppose, dans les tout premiers. Ne nous étonnons pas si le loup le hait.

Peu de temps après, à ce que je sais, le roi, ce souverain si sage et si courtois, alla, accompagné du loup­garou, à la forêt où il l'avait trouvé. Le soir, au retour, le roi prit logis dans la contrée. La femme du Bisclavret l'apprit, se mit en frais de toilettes, se rendit le lendemain chez le roi et lui fit porter un magnifique cadeau. Quand le Bisclavret la vit venir, on ne put le retenir, il fonça sur elle, plein de rage. Écoutez comme il s'est bien vengé : il lui arracha le nez du visage; qu'aurait-il pu faire de pis? On le menaça de tous côtés, on l'aurait mis en pièces, quand un homme sage dit au roi: « Sire, écoutez-moi! Cette bête a vécu près de vous, chacun de nous l'a longtemps vue, l'a souvent côtoyée. Jamais elle n'a touché personne ni fait preuve de méchanceté, sauf à l'égard de la dame que je vois ici. Au nom de la fidélité que je vous dois, elle a quelque raison d'être en colère contre elle et aussi envers son époux. C'est la femme du chevalier pour qui vous aviez tant d'affection, dont on avait depuis longtemps perdu la trace et dont nous ne savions ce qu'il était devenu. Mettez donc la dame à la question pour voir si elle vous fera quelque révélation et si elle vous dira pourquoi la bête la hait tellement. Faites­le-lui avouer, si elle le sait! Ce n'est pas la première merveille que nous ayons vue et qui se soit produite en Bretagne. »

Le roi se range à son avis, il retient le chevalier, il saisit d'autre part la dame et la soumet à la torture. Sous l'effet de la souffrance et de la peur, elle lui avoue tout sur son ancien mari, comment elle l'a trahi et lui a dérobé ses vêtements, comment il lui avait révélé son aventure, ce qu'il devenait, où il allait; le jour où elle lui avait dérobé ses habits, il disparut de son pays; elle croit, elle est persuadée que cette bête est son loup-garou.

Le roi demanda la dépouille et obligea la dame à l'apporter et la fit remettre au loup-garou. Quand on l'eut placée devant lui, il s'en désintéressa. Le vieux sage qui avait donné le conseil appela le roi. « Sire, vous n'agissez pas bien! Il n'accepterait pour rien au monde de se revêtir devant vous et de changer son aspect de bête. Vous n'en savez pas la raison? C'est qu'il en éprouverait une grande gêne. Faites-le conduire dans vos appartements et faites-lui porter ses vêtements; laissons-le là un grand moment, nous verrons bien s'il redevient un homme. »

Le roi le mène en personne et ferme sur lui toutes les portes. Au bout d'un moment il y retourne, accompagné de deux barons.

Tous trois entrent dans la chambre et trouvent le chevalier sur le lit personnel du roi. Celui-ci court l'embrasser plus de cent fois, lui met les bras autour du cou et le couvre de baisers. Dès que cela lui est possible, il lui rend toute sa terre et lui donne plus encore que je ne dis.

Il exila la femme et la chassa du pays. Elle partit avec l'homme qui avait trahi son mari. Ils eurent beaucoup d'enfants; on les reconnaissait facilement à leur air et à leur visage : plusieurs femmes de ce lignage, c'est la pure vérité, naquirent et vécurent sans nez.

L'aventure que vous avez entendue est vraie, n'en doutez pas. Le lai du Bisclavret fut composé pour en perpétuer à jamais le souvenir.