Le Rossignol
Marie de France
(Les Lais de Marie de France, traduits par Alexandre Micha, Paris, Flammarion, 1994)
Je vais vous dire une aventure dont les Bretons ont fait un lai. Il s’intitule Laüstic, ainsi l’appellent-ils en leur pays, je crois. C’est en français le Rossignol et Nihtegale en bon anglais.
Dans la région de Saint-Malo il y avait une ville célèbre. Deux chevaliers y demeuraient et y possédaient deux maisons fortifiées. La ville méritait son renom grâce à la bravoure des deux barons. L’un avait épousé une femme sage, courtoise, élégante qui menait une vie très digne, conforme aux usages et aux bonnes manières. L’autre était un homme encore jeune, bien connu parmi ses pairs pour ses prouesses et son grand courage; il aimait se distinguer, il fréquentait assidûment les tournois, se montrant généreux et donnant largement de son avoir. Il s’éprit de la femme de son voisin; il sollicita tant son amour, la poursuivit tant de ses assiduités et il était homme de si grand mérite qu’elle l’aima passionnément pour le bien qu’elle entendait dire de lui. Ils s’aimèrent avec prudence, restèrent discrets et prirent garde de ne pas être surpris, inquiétés ni soupçonnés. La chose leur était facile, car leurs demeures étaient proches; leurs maisons, leurs salles, leurs donjons étaient voisins. Il n’y avait pour barrière et séparation qu’un haut mur de pierre grise.
Des chambres où couchait la dame, quand elle se tenait à la fenêtre, elle pouvait parler de l’autre côté à son ami, et lui à elle, et ils pouvaient échanger leurs cadeaux en les jetant et en les lançant. Tout allait selon leurs vœux et tous deux étaient heureux, si ce n’est qu’ils ne pouvaient pas se retrouver à leur gré, car la dame était étroitement surveillée, quand son ami était dans le pays. Mais ils avaient au moins l’avantage de pouvoir se parler de nuit comme de jour; personne ne pouvait les empêcher de se tenir à la fenêtre et de se voir de loin.
Ils s’aimèrent longtemps ainsi, jusqu’à un printemps où halliers et prés reverdissent et où les vergers sont en fleurs; les petits oiseaux voltigent allègrement sur les fleurs. Qui jouit de l’amour librement ne peut que s’y adonner tout entier! Je vous dirai la vérité sur le chevalier : il s’y abandonna de tout son cœur, en échangeant paroles et regards, ainsi que la dame de son côté. La nuit, quand brillait la lune et que son mari était couché, elle quittait souvent son lit, se couvrait d’un manteau et venait se mettre à la fenêtre, attirée par son ami dont elle savait qu’il faisait de même et elle restait éveillée presque toute la nuit. Ils prenaient plaisir à se voir, puisqu’ils ne pouvaient espérer davantage.
À force de se lever et de venir à la fenêtre, elle fit que son mari en prit ombrage et lui demanda plusieurs fois pourquoi elle se levait et où elle allait. « Seigneur, répondit la dame, il n’y a point de joie ici-bas, si l’on n’entend pas chanter le rossignol: c’est pourquoi je viens me placer ici. J’ai tant de plaisir à l’écouter, la nuit, qu’il me comble d’aise; j’y trouve tant d’attrait, je désire tant l’écouter que je ne puis fermer l’œil. »
À ce langage, le mari dans un accès de colère et de mauvaise humeur, part d’un mauvais rire et il lui vient une idée : il tendra un piège au rossignol. Tous les domestiques de sa maison savaient confectionner pièges, filets ou lacets. Ils les posent ensuite dans le verger; sur chaque noisetier ou châtaignier ils posent des lacets ou de la glu, si bien qu’ils attrapent et capturent le rossignol, puis ils le remettent vivant à leur maître. Celui-ci, heureux de le tenir, entre dans la chambre de la dame.
« Dame, dit-il, où êtes-vous? Approchez, venez me parler. J’ai pris au piège le rossignol qui vous a fait tant veiller! Désormais vous pouvez dormir tranquille, il ne vous réveillera plus. »
Quand la dame l’entend, elle en est peinée et indignée. Elle demande l’oiseau à son mari qui le tue avec cruauté en lui tordant le cou de ses deux mains, en vrai rustre qu’il est. Il jette le cadavre sur la dame, en ensanglantant sa robe, un peu sur le devant de la poitrine, puis il sort de la chambre. La dame prend le petit corps, fondant en larmes et maudissant ceux qui avaient fabriqué les pièges et les lacets et qui l’ont frustrée de sa joie. « Hélas, fait-elle, malheureuse que je suis! Je ne pourrai plus me lever la nuit ni aller me mettre à la fenêtre où j’ai pris l’habitude de voir mon ami. Il croira, j’en suis sûre, que je renonce à lui. Il faut que je trouve une solution : je lui enverrai le rossignol et je lui ferai savoir l’aventure. »
Dans un morceau de brocart où elle a raconté leur histoire en lettres d’or brodées elle enveloppe le petit oiseau; elle appelle un de ses serviteurs, lui confie son message et l’envoie à son ami. L’homme se rend chez le chevalier, le salue de la part de sa dame, s’acquitte de son message et lui présente le rossignol.
Quand il a tout raconté et que le chevalier l’a bien écouté, celui-ci est désolé de ce qui est arrivé, mais il ne tarda pas à se composer en homme courtois. Il fait forger un coffret, ni de fer ni d’acier, mais entièrement d’or fin, orné de pierres précieuses de très grande valeur sur lequel on fixe un couvercle. Il y dépose le rossignol, puis il fait sceller la châsse et désormais ne s’en sépare plus.
On raconta cette aventure qui fut bientôt divulguée.
Les Bretons en firent un lai; on l’appelle Le Rossignol.
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