Seigneurs, beaucoup de conteurs vous ont raconté beaucoup d'histoires : le rapt d'Hélène par Pâris et tous les malheurs et les déboires qu'il lui en coûta ; vous connaissez aussi la légende de Tristan dans le beau récit de La Chèvre [allusion au Chèvrefeuille de Marie de France], et des fabliaux et des chansons de geste. Et nombreux sont ceux qui vont disant les aventures et les exploits de Renart. Cependant, jamais vous n'avez entendu raconter la terrible guerre entre Renart et Isengrin, une guerre terriblement longue et acharnée. Ces deux barons, en vérité, n'avaient jamais pu se souffrir ; ils s'étaient souvent, c'est vrai, battus et bagarrés. J'en viens à mon histoire. Apprenez donc l'origine de leur dispute.
Il arriva que Renart, ce vaurien qui avait toujours plus d'un tour dans son sac, se dirigea vers une ferme, située dans un bois. Elle abritait des quantités de poules et de coqs, de canes et de canards, de jars et d'oies. Le jardin était bien clos de gros pieux de chêne pointus, renforcés de buissons d'aubépine : impossible d'en venir à bout, même en se cachant ou en sautant. Il ne veut pas pour autant renoncer aux poules. Il s'est accroupi au milieu du chemin, il s'agite, il tend le cou de tous côtés. Il calcule que, s'il saute, comme il retombera d'une certaine hauteur, on le verra et les poules iront se tapir sous les ronces. Il ne cesse de s'aplatir puis de se redresser. Or voici qu'à l'angle de la clôture il aperçoit un pieu brisé qui lui permet de se glisser à l'intérieur. En face de cette brèche, le paysan avait planté des choux. Renart s'en approche, il traverse la clôture et se laisse tomber comme une masse pour ne pas être vu. Mais les poules tendent le cou, car elles l'ont aperçu au moment de sa chute, et chacune s'empresse de fuir.
Messire Chanteclerc, le coq, dans un sentier voisin du bois, s'étant glissé entre deux pieux par la rigole, s'était juché sur un tas de fumier. Il va au-devant d'elles, fier et majestueux, les pattes emplumées, le cou dressé, et il leur demande pourquoi elles s'enfuient vers la maison. C'est Pinte qui parla, Pinte la plus savante, Pinte qui pondait les gros œufs et se perchait à la droite du coq. Elle lui dépeignit la situation :
« Nous avons eu peur.
– Pourquoi ? Qu'avez-vous vu ?
– Je ne sais quelle bête sauvage qui ne tardera pas à nous faire du mal si nous ne vidons ces lieux.
– Ce n'est rien du tout, je vous l'assure, dit le coq, n'ayez aucune crainte : ici vous êtes en sûreté.
– Par ma foi, reprit Pinte, je l'ai vu. Je vous le jure, je l'ai bel et bien vu.
– Et comment l'avez-vous vu ?
– Comment ? J'ai vu la clôture remuer, et les feuilles du chou trembler à l'endroit où se tient celui qui est tapi.
– Pinte, dit-il, n'insistez pas. Vous n'avez rien à craindre, je vous le dis car, par la foi que je vous dois, je ne connais pas de putois ni de goupil assez audacieux pour pénétrer dans le potager. C'est une plaisanterie. Retournez où vous étiez. »
Chanteclerc se dirigea alors vers son tas de fumier sans nulle crainte de goupil ou de chien. Il n'avait aucune crainte car il s'imaginait en sûreté. Il était tout à fait serein, dans l'ignorance de ce qui lui pendait au nez. Il ne s'inquiéta pas : quelle folie ! Un œil ouvert et l'autre fermé, une patte repliée et l'autre tendue, il s'est posté à côté d'un toit.
Une fois en place, en volatile las de chanter et de veiller, il sombra dans le sommeil. Pendant qu'il s'abandonnait aux délices du sommeil, il se mit à rêver. Ne me prenez pas pour un menteur, si je vous dis qu'il rêva que je ne sais quelle chose se trouvait à l'intérieur de la cour pourtant bien fermée. Il lui semblait qu'elle s'approchait de lui : il en était tout frissonnant. Cette chose portait une pelisse rousse, avec une bordure faite d'os, et elle la lui enfilait de force sur le dos. Chanteclerc était tourmenté par ce songe qui l'agitait ainsi, pendant qu'il dormait. Et cette pelisse l'intriguait fort car son encolure était toute de travers et il l'avait mise à l'envers. Il se sentait à l'étroit dans le collet ; il était si angoissé qu'il finit par s'éveiller. Mais ce qui l'a le plus étonné, c'est que le ventre de la pelisse était blanc et qu'il l'enfilait par l'encolure si bien que sa tête se trouvait en bas et sa queue dans l'encolure. Ce songe le fait sursauter. En effet, il se croit en mauvaise posture à cause de l'effrayante vision qu'il a eue. S'éveillant tout à fait, le coq dit : « Saint Esprit, empêche qu'aujourd'hui on ne me fasse prisonnier et garde mon corps sain et sauf ! » Alors, à vive allure, il s'en retourna, très préoccupé, vers les poules blotties sous les buissons d'aubépine. Il ne s'arrêta pas avant de les avoir rejointes. Il appela Pinte qui avait toute sa confiance et l'emmena à l'écart :
« Pinte, inutile de te le cacher : je suis affreusement triste et bouleversé. Je redoute d'être surpris par un oiseau ou une bête sauvage qui peut bientôt nous faire du mal.
– Eh là ! fait Pinte, mon cher seigneur vous ne devez pas parler de la sorte. C'est mal de nous effrayer. Je vais vous dire quelque chose, approchez-vous. Vous ressemblez au chien qui aboie avant d'avoir reçu la pierre. Pourquoi cet effroi ? Dites-moi donc ce qui vous arrive.
– Quoi ? dit le coq ; vous ne savez pas que j'ai fait un rêve étrange, près de ce trou là-bas, à côté de la grange. – Ah ! quelle horrible vision ! – ce qui explique que vous me voyez si pâle. Je vais vous raconter mon rêve d'un bout à l'autre sans omettre le moindre détail. Sauriez-vous m'éclairer de vos conseils ? »
Chanteclerc raconte alors son rêve à Pinte qui le lui explique : Renart le guette et va le croquer.
Après avoir entendu l'explication que Pinte donnait à son rêve, Chanteclerc dit :
« Pinte, tu es complètement folle. Tu m'insultes en prétendant que je serai surpris et que la bête est déjà dans le potager pour m'emporter de force ! Maudit soit celui qui jamais le croira ! Tu ne m'as rien dit de sérieux. Jamais je ne croirai – je touche du bois ! – que ce rêve puisse me porter malheur.
– Sire, dit-elle, que Dieu vous accorde d'avoir raison ! Mais si les choses ne se passent pas comme je vous l'ai dit, je consens, sans conteste, à ne plus jamais être votre amie.
– Pinte, dit-il, la discussion est close ! »
Comme il ne prenait pas le rêve au sérieux, il s'en retourna alors vers son tas de fumier se chauffer au soleil et puis il se remit à sommeiller. Quand Renart fut sûr de son coup (jugez de son extrême prudence et de son extraordinaire habileté), quand il vit que l'autre dormait, il s'approcha de lui sans plus attendre, ce Renart qui estropie tout le monde et connaît tant de méchants tours. Un pas, puis un autre, sans se presser, il avança tête baissée.
Renart n'eut pas plus tôt aperçu Chanteclerc qu'il voulut le happer. Il manqua son coup, faute de patience, et Chanteclerc sauta de côté. Le coq n'eut pas de peine à reconnaître Renart et il se réfugia sur le fumier. Devant cet échec, Renart pesta contre sa malchance, puis aussitôt il chercha le moyen de tromper Chanteclerc car, s'il ne le mangeait pas, alors il aurait perdu son temps.
« Chanteclerc, dit Renart, ne te sauve pas, n'aie pas peur ! Je me réjouis de te voir bien portant car tu es mon cousin germain. »
Rassuré, Chanteclerc lança une joyeuse chanson. Et Renart dit encore à son cousin :
« Te souviens-tu de Chanteclin, ton bon père qui t'engendra ? Aucun coq ne put jamais égaler son chant qui s'entendait à plus d'une lieue. Il atteignait des notes très aiguës – avec quel souffle ! – les yeux fermés, la voix puissante. Ah ! il ne voyait pas loin quand il chantait couplets et refrains ! »
Chanteclerc dit : « Cousin Renart, vous cherchez à m'attraper par ruse ?
– Non, non, dit Renart, pas du tout ! Mais chantez donc en fermant les yeux. »
Chanteclerc dit : « Éloigne-toi un peu plus de moi et je te chanterai une chanson. Il n'y aura personne dans le voisinage qui n'entende ma voix de fausset. » Ces paroles firent sourire Renart :
« Allez-y, chantez bien haut, cousin ! » Chanteclerc se mit alors à lancer des notes aiguës, puis un cocorico, un œil fermé, l'autre ouvert, tant sa peur de Renart était grande. Souvent, il regardait de son côté. Renart dit : « C'est tout ? Avec Chanteclin, c'était bien autre chose ! Il chantait longtemps, les yeux fermés. On l'entendait bien à vingt fermes à la ronde. » Chanteclerc le crut. Aussi s'abandonna-t-il à sa mélodie, fermant les yeux, de toutes ses forces. Sans vouloir attendre davantage, Renart sauta de dessous un chou rouge, saisit le coq par le cou et prit la fuite, ravi d'être tombé sur une proie. Lorsque Pinte vit que Renart emportait Chanteclerc, elle s'affligea devant ce spectacle, disant : « Seigneur, je vous avais prévenu et pourtant vous ne cessiez de vous moquer de moi, et vous me traitiez de folle. Pauvre malheureuse que je suis, c'en est fini de moi puisque, en perdant mon seigneur et mari, j'ai perdu à jamais mon rang ! »
La brave fermière ouvrit la porte de son jardin. En effet, comme le soir tombait, elle voulait faire rentrer ses poules. Elle appela pinte, Bise et Rosette : aucune ne rentrait. Ne les voyant pas arriver, elle se demanda ce qu'elles pouvaient faire. Elle s'époumona à appeler son coq, lorsqu'elle vit Renart qui l'enlevait. Alors elle s'avança pour le secourir, mais le goupil se mit à courir. Quand elle vit qu'elle ne réussirait pas à l'attraper, elle décida de crier.
« Au secours ! » hurla-t-elle. Les paysans, qui jouaient au ballon quand ils entendirent ses cris, se précipitèrent tous vers elle et lui demandèrent ce qui lui arrivait. [...]
Elle leur raconte comment Renart a attaqué son poulailler. Ils s'élancent alors à la poursuite du voleur [dans l'une des versions, l'un des poursuivants, Constant, fait appel à son chien Malvoisin].
À force de courir, ils l'aperçurent enfin. Et tous de s'écrier : « Le voilà ! » Or Chanteclerc avait compris que, s'il voulait se tirer d'affaire, il devait trouver une ruse.
« Comment, dit-il, seigneur Renart, n'entendez-vous donc pas toutes les injures que vous lancent ces paysans ? Constant vous talonne, lancez-lui donc un de vos bons mots en passant cette porte. Quand il dira : “Renart l'emporte !” vous pouvez lui rétorquer : “Bien malgré vous !” Rien ne pourrait le mortifier davantage. » Aucun sage n'est à l'abri d'une folie. Renart, le trompeur universel, fut, cette fois-là, bel et bien trompé. Il cria d'une voix forte :
'
« Cst bien malgré vous si j'emporte ma part de celui-ci ! »
Lorsque Chanteclerc sentit les mâchoires se desserrer, il battit des ailes et s'empressa de fuir. Il s'envola sur un pommier tandis que Renart restait en bas sur un tas de fumier, grognon, penaud et dépité d'avoir laissé échapper sa proie. Chanteclerc lui rit au nez :
« Renart, que dites-vous de cela ? Que pensez-vous de notre monde ? »
Le coquin frémit, trembla et lui lança avec méchanceté :
« Maudite soit la bouche qui s'avise de faire du bruit alors qu'il lui convient de se taire ! [...]
– Cousin Renart, dit Chanteclerc, personne ne peut vous faire confiance. La peste soit de votre parenté. Il a failli m'en cuire. Parjure que vous êtes, déguerpissez ! Si vous vous attardez ici, vous y laisserez votre pelisse ! »
Insensible à ce bavardage, Renart jugea inutile d'en dire plus et s'en retourna sans prendre le temps de se reposer, affamé, sans force. À travers des broussailles qui bordaient un champ, il prit la fuite en suivant un sentier.
(Traduction de Jean Dufournet et Andrée Méline,
adaptée par Monique Lachet-Lagarde, Étonnants Classiques, n° 2014, GF FLAMMARION) - les premières lignes (qui avaient été coupées) sont reprises de la traduction de Jean Subrenat et Micheline de Combarieu.
http://www.serveur-helene.org/files/display.pl?fiFormat=11&boID=2634