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 Renart et le corbeau Tiécelin

Le monde paysan

L'orgueil de Tiécelin le fait tomber dans le piège, la gourmandise de Renart, qui veut aussi attraper le corbeau, lui fait presque perdre le fromage.

Notez que « le rouquin » a « sa place en enfer ».

Notez que comme dans les autres récits, il est question de personnages qui ont faim.

 

Entre deux collines, dans une plaine, juste au pied d'une montagne, à droite, en amont d'une rivière, Renart voit un endroit délicieux et fort peu fréquenté où se dresse un hêtre.

Il traverse la rivière pour aller tout droit au pied de l'arbre, il se couche, sur l'herbe fraîche, s'y prélasse, s'étire : le voilà descendu dans une bonne auberge ! Il n'a nulle envie d'en changer pourvu qu'il y trouve de quoi manger. Cette halte le comble de joie. Au contraire, Tiécelin le corbeau, qui n'a rien mangé de la journée, ne se soucie pas de flâner. La nécessité lui a fait quitter le bois et, fendant les airs, il est venu à un enclos discrètement, en tapinois, impatient de passer à l'attaque. Il voit des fromages, un millier, qu'on a mis à sécher au soleil. La femme chargée de les garder était entrée chez elle. Tiécelin, quand il découvre cette aubaine, s'élance. Il en prend un : pour le lui reprendre, la vieille se précipite au milieu de la rue. Elle voit Tiécelin et lui jette des cailloux et des pierres tout en criant :

« Voyou, tu ne l'emporteras pas en Paradis ! »

Tiécelin la voit dans tous ses états :

« La vieille, réplique-t-il, j'ai eu tout le temps de le prendre : mauvaise garde nourrit le loup. Surveillez mieux les autres ! Quant à celui-ci, vous ne le reverrez plus : je vais plutôt en blanchir mes moustaches avec entrain et allégresse. J'ai couru le risque de le prendre en le voyant tendre, crémeux, parfumé. Voilà ce que j'ai obtenu de votre amitié. Si je parviens à le transporter jusqu'à mon nid, je le mangerai tout à mon aise ou cuit à l'eau ou bien rôti. »

Alors il s'en retourne et va directement à l'endroit où se trouve Renart. Un véritable rendez-vous, Renart en bas et l'autre au-dessus, avec cependant cette différence que l'un s'empiffre et que l'autre bâille de faim. Dans le fromage fait à cœur, Tiécelin frappe à grands coups de bec tant et si bien qu'il l'entame. Il en a mangé, malgré la dame qui lui a lancé tant d'injures quand il s'en empara, la partie la plus crémeuse et la plus tendre. Il frappe à coups redoublés, sans se rendre compte qu'il en a fait tomber un petit bout à terre, devant Renart, qui l'a vu. Celui-ci, quand il a reconnu l'animal, hoche la tête puis se redresse pour mieux voir : il découvre, tout en haut, Tiécelin, son compère de longue date, avec le bon fromage entre ses pattes. Amical, il l'appelle.

« Par tous les saints du ciel, que vois-je là-bas ? Est-ce vous, noble compère ? Que repose en paix l'âme de votre père, sire Rohart qui savait si bien chanter ! Plus d'une fois, je l'ai entendu proclamer le meilleur chanteur de France. Vous-même, lorsque vous étiez petit, vous aviez l'habitude de vous exercer laborieusement. Vous en reste-t-il quelque chose ? Chantez-moi une ritournelle ! »

Tiécelin, ainsi encensé, ouvre le bec et lance un cri. Renart lui dit : « Fort bien : vous avez fait des progrès, mais si vous le vouliez, vous pourriez atteindre l'octave supérieure. » L'autre, qui se pique de bien chanter, recommence à crier.

« Mon Dieu, s'émerveille Renart, comme votre voix devient claire, comme elle devient pure ! Si vous renonciez à manger des noix, vous chanteriez le mieux du monde. Chantez donc une troisième fois ! »

L'autre s'époumone et, tout à son effort, il ne s'aperçoit pas que sa patte droite se desserre. Et le fromage tombe à terre tout juste aux pieds de Renart. Le coquin, dévoré par la gourmandise, se garde bien d'y toucher car, en plus, s'il en a la possibilité, il a l'intention de s'emparer de Tiécelin. Il a donc le fromage sous le nez. Il se soulève, tant bien que mal, il avance sa patte qui boite, la peau toujours en lambeaux. (Ce sont la patte et le pied que le piège a estropiés.) Il désire que Tiécelin voie tout cela.

« Ah ! Dieu, se plaint-il, que ma part de bonheur fut mince en cette vie ! Que faire, sainte Marie ? Ce fromage sent si fort, il empeste tellement qu'il m'aura bientôt tué. Ce qui me tourmente le plus, c'est que le fromage n'est pas recommandé pour les blessures. Je n'en ai aucune envie, car les médecins me l'interdisent. Ah ! Tiécelin, par pitié, descendez ! Délivrez-moi de cette calamité ! En vérité, jamais je n'aurais fait appel à vos services si je ne m'étais malencontreusement cassé la jambe l'autre jour, dans un piège. C'est un malheur auquel je n'ai pu échapper. Maintenant, je dois prendre du repos, appliquer et étendre des emplâtres jusqu'à réduction de la fracture. »

Ses larmes et ses prières finissent par convaincre Tiécelin qui descend de son arbre ; mais son saut risque de lui coûter cher, si Renard peut l'attraper. Tiécelin n'ose s'approcher ; aussi, le voyant plein d'appréhension, Renart se met-il à le rassurer :

« Par Dieu, dit-il, rapprochez-vous donc ! Quel mal peut vous faire un blessé ? »

Renart se tourne de son côté. L'étourdi, trop confiant, ne le voit même pas bondir. L'autre le rate : quatre grandes plumes seulement lui restent entre les dents. Tiécelin s'écarte, bouleversé par tant d'ingratitude. Il regarde avec attention tout autour de lui.

« Ah ! Dieu, dit-il, comme j'ai manqué de vigilance aujourd'hui ! Je n'imaginais pas que je serais victime de ce salaud de rouquin, de cet estropié qui m'a arraché quatre plumes à l'aile droite et à la queue. Sa place est en enfer : oui, vraiment, c'est un fourbe, un traître, j'en ai maintenant la preuve. »

Tiécelin est alors dans une rage folle : lorsque Renart veut se justifier, il l'interrompt, peu disposé à entendre sa défense, et il lui dit : « Gardez le fromage ! C'est le seul bien que vous aurez de nous aujourd'hui. J'ai été bien fou de vous croire en vous voyant boiter. » Aux propos grondeurs de Tiécelin, Renart ne répond pas un seul mot. Il se console bien vite de sa déconvenue en mangeant tout le fromage. Il regrette seulement d'en avoir si peu : c'est le meilleur des remèdes.

 

(Traduction de Jean Dufournet et Andrée Méline, adaptée par Monique Lachet-Lagarde, Étonnants Classiques, n° 2014, GF FLAMMARION)

 
 

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